L'approche systémique dans la compréhension
(1) des problèmes comportementaux
(2) de la fonction des animaux de compagnie

© Dr. Joël Dehasse, vétérinaire, Bruxelles.
Article paru dans "L'animal de compagnie: ses rôles et leurs motivations au regard de l'histoire"
Article chargé en février 97, modifié le 20 mars - http://www.geocities.com/joeldehasse/a-francais/systemique.html

 


Résumé:
L'approche systémique considère le système (la famille multispécifique) comme un ensemble homéostasique. Cette approche nous aide à comprendre plusieurs fonctions de l'animal de compagnie dans notre société et explicite le pourquoi de certaines pathologies comportementales.
L'animal de compagnie est une réponse au paradoxe du besoin humain du contact (physique) et de l'interdit culturel de ce contact. Le concept de l'"animal-objet-de-contact" est à l'origine des pathologies de l'hyperattachement (anxiété de séparation, dépression).
En cas de perte d'un enfant ou d'un animal aimé, l'animal qui sera choisi en remplacement souffrira de la comparaison affective avec le décédé idéalisé; la communication analogique (affective) émise par le "propriétaire-adoptant" engendrera un syndrome anxieux chez l'animal-adopté.
La famille, pour sa part, fonctionne comme tout système en générant des symptômes. Le sujet (parent, enfant, animal) désigné comme porteur de symptômes équilibre le système. L'animal-symptôme a une fonction de résolution de problème familial, et il est impossible de le guérir sans modifier le fonctionnement du système.

Introduction

Après un résumé sommaire de l'historique de la thérapie contextuelle, systémique et familiale en médecine humaine, l'auteur décrit en quoi et pourquoi l'éthologie clinique vétérinaire s'intéresse à ce paradigme et ce que cela permet d'apprendre sur la fonction de l'animal de compagnie. Il s'agit, en médecine vétérinaire, d'un histoire qui se décrit dans l'avenir plus qu'au passé.

Approche systémique en psychologie humaine - présentation courte

L'approche systémique est venue au goût du jour dans les années 50 aux Etats-Unis. D'une part, Nathan Ackerman, pédopsychiatre et psychanalyste et d'autre part ce qu'on appelle le groupe de Palo Alto, centré autour de Don Jackson, Gregory Bateson (anthropologue) et de Milton Ericson (thérapeute, hypnotiseur) (Wittezaele, Garcia, 1995).
L'approche systémique fut élaborée dans un contexte d'après-guerre, en réaction partielle aux limitations du modèle freudien et des préjugés sexistes de l'establishment psychanalytique. Ce mouvement a subi les influences des théories de l'information (Shannon), de la cybernétique (Wiener), des théories générales des systèmes (Bertalanffy), de la physique, de la linguistique (Korzybski), et de bien d'autres (Bloch et Rambo, p.26). Il a été influencé également par la théorie interpersonnelle de Harry Stack Sullivan qui définissait la psychiatrie comme " l'étude du comportement interpersonnel " et le thérapeute comme " participant observateur ", ou pour utiliser une terminologie récente " 'coconstructeur' avec le patient du champ interpersonnel dans lequel le drame thérapeutique se joue, s'observe et peut être modifié" (Id., p.27)
Ackerman créa avec grandeur et naïveté The Family Institute, où il donnait de véritables représentations dramatiques de ses interventions cliniques, auxquelles assistaient des observateurs cachés derrière des miroirs sans tain.
Don Jackson, collaborant au Palo Alto Veterans Administration Research, créa ensuite le MRI (Mental Research Institute) de Palo Alto, avec Bateson, Weakland, Haley, Fry, Virginia Satir, Paul Watzlawick et d'autres figures de renom. Jackson et Ackerman fondèrent la première revue de thérapie familiale: Family Process .
Comme on le verra dans la question conceptuelle, les systèmes multispécifiques comprenant humains et animaux, et les systèmes monospécifiques d'humains ou d'animaux ont de grandes similarités. Il était donc logique que les vétérinaires psychiatres s'y intéressent, ce qui est le cas depuis quelques années. La conceptualisation et l'adaptation des notions de système en psychiatrie vétérinaire ont vu le jour à Porquerolles en 1994, lors de congrès mixtes rassemblant vétérinaires, psychiatres et psychothérapeutes systémiciens. Les premières publications officielles d'un courant d'idée appartenant à la démarche systémique (thérapie stratégique) ont également vu le jour sous la plume des Drs J. Dehasse, C. Beata et P. Pageat en 1995.

Questions conceptuelles

La famille est un écosystème qui s'autocontrôle, s'autorégule et s'organise hiérarchiquement. La famille possède une homéostasie. Cette notion a engendré l'idée de la fonction interpersonnelle du symptôme. Que le symptôme soit élaboré comme régulateur homéostasique ou qu'il apparaisse spontanément et soit entretenu par des solutions pernicieuses mais de bonne intention, il reste qu'il possède une fonction interpersonnelle, relationnelle. De façon la plus élémentaire, un symptôme, un comportement, est une (proposition de) communication ("il est impossible de ne pas communiquer" et une réaction à une (proposition de) communication de l'environnement.
Cette hypothèse nous force à dépasser la notion de comportement réactionnel et de renforcement individuel de l'interprétation béhavioriste pour entrer dans un paradigme interrelationnel.
La psychiatrie vétérinaire repose sur des fondations d'éthologie. Le chien, par exemple, vit dans une meute ou une famille-meute hiérarchisée. La notion de hiérarchie est importante en systémique, dont un des principes est: "il est impossible de ne pas organiser". La psychiatrie canine reprend ce précepte systémicien qui dit que: "lorsqu'un individu présente des symptômes, cela signifie que la structure hiérarchique de l'organisation est confuse" (Benoît et Malarewicz, 1988, p. 239).
La position du thérapeute est aussi hiérarchisée par rapport aux clients (propriétaires du patient); en psychiatrie vétérinaire traditionnelle, cette position est haute (l'expert), en systémique, elle sera souvent basse, de façon stratégique, afin que tout changement provienne du milieu de vie et ne soit pas imposé par une force extérieure.
Les vétérinaires psychiatres font donc de la thérapie systémique, notamment structurale, sans le savoir depuis bien longtemps, à la bonne fortune de l'intuition du praticien. L'apprentissage des règles du diagnostic et de l'intervention thérapeutique systémiques devrait amener une amélioration du pronostic des changements attendus par le client.

L'approche systémique de la famille multispécifique

Puisque l'observateur n'observe que ce qu'il a préalablement conceptualisé, l'approche systémique vétérinaire nous a révélé quelques surprises sur la relation entre l'homme et l'animal. Ces surprises ont permis d'élaborer des nouvelles hypothèses tant diagnostiques que thérapeutiques.

L'intérêt conceptuel pour la compréhension de la relation homme-animal

Des pathologies de l'animal de compagnie sont issues des conventions culturelles (en Occident) ainsi que du fonctionnement du système familial. Nous allons voir trois situations classiques: l'hyperattachement, l'animal de remplacement et la perturbation hiérarchique.
1- L'hyperattachement avec l'animal de substitution. L'animal de compagnie est une réponse au paradoxe du besoin humain du contact (physique) et de l'interdit culturel de ce contact. Le concept de l'animal de substitution , de l'animal " objet-de-contact " est à l'origine des pathologies de l'hyperattachement (anxiété de séparation, dépression).
L'hyperattachement entre individus vivants est réciproque.
La terminologie "anxiété de séparation", diagnostic fréquent et banal chez le chien, a trompé des générations de vétérinaires. Ce mensonge linguistique a entraîné des tentatives béhavioristes de résolution de la problématique: comment apprendre à un chien à accepter l'isolement? A force de récompense et de punition, certains chiens apprennent à ne plus saccager l'appartement où ils doivent demeurer seuls. Le paradigme était simple, trop simple. Le taux de guérison était faible et les récidives fréquentes. Les non-récidivistes, après examen, étaient parfois devenus dépressifs. La vision systémique d'un hyperattachement réciproque avec absence du processus de détachement pubertaire a entraîné un recadrage de la problématique. Plutôt que d'apprendre au chien à rester seul, pourquoi ne pas engager ce qui n'a pas été réalisé, à savoir le détachement pubertaire, même avec retard. Et c'est là que le mandat du vétérinaire risque de dépasser les limites conceptuelles classiques. Le détachement ne s'est pas fait parce qu'il n'a pas été voulu par les propriétaires-parents-adoptifs; l'animal est infantilisé et joue très bien ce rôle qu'on lui a imposé. La guérison passe par une restructuration de la relation et un détachement obligatoire entre l'homme et l'animal. Cette rupture est difficile et non désirée par les deux parties. Lorsque la compréhension du concept et l'adhésion du système à la restructuration n'est pas volontaire (refus du changement), le vétérinaire systémicien devra recourir à des thérapies stratégiques, à base de prescriptions parfois paradoxales, souvent ludiques, toujours manipulatrices.

2- L'animal de remplacement. En cas de perte d'un enfant ou d'un animal aimé, l'animal qui sera choisi en remplacement souffrira de la comparaison affective avec le décédé idéalisé; la communication analogique (affective) émise par le "propriétaire-adoptant" en sera perturbée et engendrera un syndrome anxieux chez l'animal-adopté ( syndrome du chien de remplacement ) Comment l'animal peut-il être valorisé, lui qui n'est jamais que l'ombre d'un idéal? Pire que la simple dévalorisation est la valorisation-dévalorisation successive émise par le même individu: "C'est bien! Oui, mais, ce n'est pas aussi bien que ...". C'est ce qu'on a appelé le double lien, le double message contraire, la double contrainte. Conceptualisé comme un élément de communication favorable au développement de la schizophrénie par Bateson et l'équipe de Palo Alto en 1956 ("Toward a theory of schizophrenia"), le double lien est à la base même du syndrome du chien de remplacement. Le diagnostic intrapsychique d'une anxiété chez l'animal, et son traitement focal, n'amène qu'une amélioration passagère. La guérison passe obligatoirement par une restructuration de l'imaginaire du propriétaire qui verra enfin l'animal en tant que tel, plus en valeur absolue, et non pas relativisé à un autre-absent-idéalisé dont parfait.

3- La perturbation de la hiérarchie. Enfin, la pathologie la plus fréquente en médecine comportementale du chien est une perturbation de la hiérarchie avec production de comportements d'agression compétitive, irritative et territoriale. Ce n'est pas le chien qui est pathologique, mais le groupe social qui fonctionne en produisant un chien agressif. Le chien lui-même coopère avec sa personnalité et son impulsivité. Qui initie le déséquilibre? Qui l'amplifie? En systémique, qu'importe: ici et maintenant, le système coopère pour produire les symptômes. Le symptôme détermine que la structure hiérarchique de l'organisation est confuse.
Pour Minuchin, la structure est la qualité émergente de processus communicationnels (Benoît et Malarewicz, 1988, p. 5278). La clarification des moyens de communication entraîne donc un rééquilibre structurel de la hiérarchie. C'est ce que proposent certains vétérinaires psychiatres français et belges depuis plus de 10 ans sous le nom de régression sociale dirigée".

L'animal symptôme

Selon la théorie écosystémique de la communication, certains symptômes perdent leur valeur intrapsychique pour prendre une valeur relationnelle. Leur fonction est souvent de maintenir l'homéostasie du système. Le sujet (parent, enfant, animal) désigné comme porteur de symptômes équilibre le système. En "nommant" la pathologie de l'animal (anxiété, dysthymie, ...) le praticien joue dans le scénario imposé par la famille et confirme le responsable (à l'aide d'un nom scientifique) dans son rôle "expiateur". Il est malaisé de guérir le "porteur" sans modifier le fonctionnement du système.
Voici une famille où vivent deux chiens labradors, et deux filles de 14 et 1½ ans. Un des chiens, acquis comme chien de remplacement pour la mère, souffre d'un syndrome "hypersensibilité hyperactivité" (HSHA). La mère qui a eu des difficultés d'attachement avec sa fille cadette s'attache enfin à elle. La mère demande alors l'euthanasie du chien HSHA avec qui elle vivait auparavant un hyperattachement. Je refuse cette euthanasie; le chien reçoit un médicament. L'amélioration spectaculaire du comportement du chien est accompagnée d'une demande de la fille adolescente de quitter le système familial. Après 10 jours, celle-ci revient et d'intenses conflits parents-enfant surviennent. En discussion avec le père, j'adopte une position basse et le mandate de résoudre les problèmes du système. Quinze jours plus tard, le conflit est ouvert entre le père et le chien tandis que les relations parents-adolescente sont au beau fixe.
Il y a une nécessité absolue pour le vétérinaire psychiatre de suivre une formation en thérapie des systèmes s'il désire s'investir dans une guérison à long terme de ces cas résistants.

La fonction de l'animal

L'approche systémique nous apprend que l'animal joue un rôle, au même titre que les autres membres de la famille. Il joue le rôle de symptôme équilibrant le système . Il n'est bien entendu pas consciemment acquis, adoipté, pour remplir cette fonction parfois expiatoire. Et d'être un animal de compagnie ne le sauve pas de jouer ce rôle composé par la famille.

L'intérêt thérapeutique

L'intérêt thérapeutique de l'approche systémique provient de cette hypothèse de l'interdépendance entre l'animal et la famille, qui engendre une résistance à la guérison lors de traitement individuel. Pour guérir l'animal, c'est le fonctionnement du système qu'il faut changer. Pour ce faire il existe diverses techniques thérapeutiques décrites dans les approches stratégiques, structuralistes, comportementales, etc.
L'approche actuellement la plus simple sans doute à acquérir, mais malaisée à mettre en pratique, est la démarche stratégique. Elle nécessite souvent un recadrage du symptôme avec une connotation positive, elle est directive et intervient sous forme de prescriptions non expliquées, lesquelles revêtent souvent un caractère paradoxal , mais ludique . Pour un chien et un propriétaire hyperattachés l'un à l'autre, on peut demander de récompenser chaque demande d'attention du chien en le prenant dans les bras, tout en lui donnant une médication désinhibitrice lui rendant cette manipulation rapidement intolérable; après un temps relativement court, le propriétaire décidera sans doute de désobéir à la prescription et de ne plus prendre son chien dans les bras qu'en suivant son propre désir, ce qui bien sût était le but inavoué et inavouable de la prescription.
Cette approche est simpliste et plus individuelle que systémique. Mais sans formation approfondie, le vétérinaire devra se limiter à cette technique.

Conclusions

Malgré son cinquantenaire, la thérapie systémique est encore à ses débuts. Elle est prodigue en écoles, tendances et démarches variées. Les vétérinaires psychiatres ont abordé cette même approche sur la pointe des pieds, se faufilant par la porte entrouverte. Leur tentative est timide et encore naïve, mais déjà les premiers résultats sont apparus: la relation homme-animal est fort similaire à la relation parent-enfant, conjugale, ou familiale, au point de faire jouer inconsciemment à l'animal le rôle du patient désigné. L'innocence animale n'est plus respectée. L'a-t-elle jamais été? La fonction de l'animal a été humanisée

Bibliographie

Bateson G., Jackson D. D., Haley J., Weakland J. H., Toward a theory of schizophrenia , Behavioural Science, 1, 1956, p. 251-264.
Beata C., 1995. Pièges dans le traitement de l'anxiété de séparation. Congrès CNVSPA, 26 nov., pp.113-115.
Benoît J. C., Malarewicz et coll., Dictionnaire clinique des thérapies familiales systémiques , ESF, Paris, 1988.
Bloch, D. A., Rambo Anne, Les débuts de la thérapie familiale: thèmes et personnes , dans Elkaïm M., éd., Panorama des thérapies familiales , Paris, Seuil, 1995, pp. 23-52.
Dehasse, J., 1995. Application de la notion de système aux sociopathies chez le chien. Congrès annuel CNVSPA, 26 nov. 95, Paris, 127-128.
Elkaïm, M., 1995. Panorama des thérapies familiales. Seuil.
Pageat, P., Manuel de pathologie comportementale canine , Le point Vétérinaire, Paris, 1995.
Wittezaele J.-J., Garcia Teresa, L'approche clinique de Palo Alto , dans Elkaïm M., éd., Panorama des thérapies familiales , Paris, Seuil, 1995, pp. 173-213.

Question-réponse

Question de M. Digard.
Au delà de l'exercice légal de la profession de vétérinaire, comment apprécier les fonctions du vétérinaire avec d'une part l'acte vétérinaire en tant que tel et d'autre part le travail de psychologie humaine, voire de psychothérapie, de manipulation psychologique, qui s'exerce sur le propriétaire?
Réponse du Dr. Dehasse.
La formation du vétérinaire est essentiellement technique. Elle n'implique pas la connaissance de la psychologie des propriétaires. Cependant, comme le démontre la profession, les vétérinaires qui ont un sens personnel du marketing "réussissent" mieux que les autres. En effet, l'animal de compagnie ne vient pas seul à la consultation; il y est emmené par ses propriétaires. Il y a donc quotidiennement une gestion de la relation et de la psychologie du propriétaire.
Le vétérinaire comportementaliste, ou zoopsychiatre, est formé à l'éthologie clinique des animaux. Il peut également se former en psychologie humaine ou en gestion systémique. Cette formation est sanctionnée d'un diplôme. Dès lors, le vétérinaire devient compétent dans la gestion de la relation humaine. Et son mandat s'étend à l'animal et à sa famille. A ce moment, il n'y a plus de problème d'éthique, puisque l'éthique du vétérinaire comportementaliste englobe l'animal et son système familial.


Référence : L'animal de compagnie: ses rôles et leurs motivations au regard de l'histoire . Journée d'étude, Université de Liège, 23 mars 1996 (© Copyright - 163 pages - ISSN 0777-2491-8). Pour toute information, contacter l'éditeur: Liliane Bodson

Dr Joël Dehasse
Médecin vétérinaire comportementaliste